• Avec le concours de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, une direction du secrétariat général pour l’administration du ministère de la Défense.
    Avec le concours de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, une direction du secrétariat général pour l’administration du ministère de la Défense.
  • Traces, mémoires, réseaux

    Anne-Laure Brisac

    « Les Allemands étaient chez moi.
    On m’a dit résigne-toi.
    Mais je n’ai pas pu.
    […] J’ai changé cent fois de nom.
    J’ai perdu femme et enfants.
    Mais j’ai tant d’amis. Et j’ai la France entière ».

    Emmanuel d’Astier de la Vigerie



    Dès les premières semaines de l’été 1940, les tracts surgissent. Bouts de papier le plus commun, morceaux de nappe hâtivement déchirées, pages de cahiers d’écolier arrachées, dos d’enveloppes et revers de télégrammes bleu cobalt ; coins d’affiches que la censure n’a pas encore atteintes, papier jaunâtre. Des « paperoles » isolées, pour commencer. La moindre surface inscriptible est bonne à prendre, à occuper : occupation contre Occupation. Les autorités de Vichy, via les services des commissariats et des préfectures, les désignent de ce mot délicieux : « papillons » – ironique poésie dont elles ignorent la puissance.
    Pour écrire, pour inscrire la colère et la révolte, tout est bon : en guise de tampons – si l’on ne dispose pas de machine à écrire –, des pommes de terre évidées, trempées dans de l’encre violette, du jus de sureau ou de la boue liquide, font l’affaire. En séchant, les lettres laissent une trace graineuse sur le papier, l’encre bave un peu, les lignes sont parfois mal équilibrées ou l’orthographe, maladroite  : aucune importance, ce qui compte surtout est de faire trace.

    Le dessin, malhabile, rapide, esquissé, quand il n’accompagne pas le texte, en tient lieu  : le nom de Darlan dans une mare de sang, ou un « kollaborateur » dans son cercueil. Le slogan, l’injonction, le cri, font office d’exposé, de description ou d’explication : « Vendu » paré du gamma de la Milice ou le V de la victoire surmonté d’une croix de Lorraine, en guise de signature – pas le temps d’en dire plus ; être efficace, rapide et percutant.
    Ailleurs au contraire, ce sont les consignes détaillées (la défense passive sous toutes ses formes), le rappel des événements historiques (depuis la Révolution française et même Jeanne d’Arc), la biographie des héros exécutés par l’ennemi comme Danielle Casanova et Georges Politzer : ici, la calligraphie s’offre pour les noms à honorer.

     

    Le ton des tracts est grave, le plus souvent. Parfois pathétique et poignant quand ils disent le froid, la famine et la détresse (« les uns comme les autres, vous ne connaissez plus la joie de vivre »). Ils savent aussi être humoristiques, et toujours dignes, quand ils s’approprient la langue de l’ennemi comme dans « Frankreich uber alles », parodient une chanson ou détournent les interdictions imposées par l’occupant (« Tu grognes parce qu’ils t’obligent à être rentré chez toi à vingt-trois heures précises. Innocent, tu n’as pas compris que c’est pour te permettre d’écouter la radio anglaise ? »).

    Faire réseau

    « Papillons manuscrits » ou feuillets dactylographiés, ils circulent, vagabondent et tracent leurs chemins au gré des mains fiévreuses et du vent qui les porte. Aussi volatiles que les messages brouillés transmis par la radio. Aussi fugaces et anonymes que les regards échangés entre deux agents protégés par la clandestinité des noms d’emprunt. Papiers chiffonnés jetés de la fenêtre d’un train quand il ralentit au passage à niveau, glissés dans l’interstice entre deux pierres d’une geôle : une chance sur mille d’atteindre leur destination, d’être lus d’un seul regard, épelés d’une seule voix, dépliés et récités au creux de l’oreille d’un seul camarade qui à son tour transmettra le message. Froisser la feuille, puis la déposer négligemment sur un banc ou entre les barreaux de la grille d’un jardin public, dans une boîte aux lettres, entre deux persiennes, sur le porte-bagage ou dans la sacoche d’une bicyclette, sur une table de restaurant, en quête d’autres lecteurs anonymes. La griffonner pour la rendre en apparence illisible. Coder le message et lui faire traverser les frontières : la destinée de ces papiers de fortune est d’être suspendus à une existence éphémère. D’être des traces qui ne laissent aucune trace. De servir de bouteilles à la mer, en donnant des bribes d’indications sur la destination du convoi, d’envoyer une ultime lettre aux parents (« Je vous aime. Vive la France ! »), de lancer un conseil, un soutien, une exhortation.

    Du nombre viendra la force : « Fais-en des copies que tes amis copieront à leur tour. » « Lorsque vous recevrez un tel avis, recopiez-le deux fois et envoyez les trois exemplaires [à] trois autres bons Français qui agiront de même. Dix transmissions ainsi fidèlement exécutées suffiraient pour donner 59 049 copies, soit près de six millions si le départ a été lancé à cent exemplaires. »
    Il faut occuper le terrain, couvrir le territoire pour atteindre les destinataires auxquels on avait le moins pensé, les anonymes, les sans grade, ceux des mains de qui, unis, surgira la victoire. Tout un réseau invisible, mais solide, s’élabore au gré de ces papiers fragiles, parallèlement aux réseaux et mouvements officiels dont la signature est parfois crânement apposée au bas du feuillet. Combat, Franc-Tireur, Libération-Sud, Mouvement de libération nationale, Francs-Tireurs et Partisans, Bataillons de la Jeunesse, Forces françaises de l’intérieur, Noyautage des administrations publiques, Défense de la France, Organisation de Résistance de l’armée… : réseaux de guerriers et combattants de l’ombre, organisés. Les tracts relaient ces réseaux militaires et s’adressent aux civils, à M. Toutlemonde. Ouvriers métallurgistes, employés, cadres et médecins, fonctionnaires, policiers, officiers ministériels chargés d’administrer les biens juifs spoliés, sportifs de haut niveau, cheminots et postiers, juifs et catholiques, communistes et autres patriotes : tous sont appelés à lire les papillons, à transmettre les messages, à tenir debout. À croire que des feuillets malhabilement inscrits ont pu contribuer, durant quelques années, à faire se rencontrer, voire s’assembler, les représentants des professions les plus diverses.

    Partout : Montpellier, Toulouse, Belfort, Lyon, Strasbourg, Grenoble, Indre, Montauban, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis. Le maillage doit être le plus dense possible et tracer le plus possible de routes, de voies, sur les terres française, européenne et au-delà, pour que les tracts puissent efficacement dispenser consignes, mots d’ordre et slogans (« Il faut faire beaucoup plus » « Unissons-nous ! »), apporter des informations sur les lois et les événements tragiques, voire inaudibles (« Note documentaire : la législation française sur les Juifs ». « La tyrannie raciste bat son plein »), détailler la liste infinie des actes de défense passive – ou moins passive : un dossier que ne transmet pas le fonctionnaire de la préfecture ou le sabotage des rails par le cheminot.

    Histoire et fabrication d’une mémoire

    Pour la plupart, les papillons et, souvent, les tracts eux aussi sont anonymes, qui représentent les voix de la clandestinité et de la cache, de la traque toujours possible, du risque d’arrestation et de disparition définitive. Les seuls patronymes qu’ils véhiculent sont des pseudonymes : Jean du Haut pour Paul Éluard – déjà un pseudonyme lui-même –, ou de personnalités que leur fonction protège davantage : Mgr Saliège, l’évêque de Toulouse qui appelle les fidèles catholiques à protéger les Juifs. Ou c’est l’Histoire qui vient au secours de l’anonymat : les mentions de Voltaire, Marx, Zola et Jaurès, du 14 Juillet et du 11 Novembre 1918 rappellent le souvenir des grands penseurs et des événements qui ont fondé la nation ou ont marqué son histoire.
    Quelques noms apparaissent néanmoins, ceux des héros contemporains disparus : Danielle Casanova, Lucien Sampaix, Gabriel Péri… Sous nos yeux, en direct, une mémoire se constitue là, par l’évocation de ce panthéon renouvelé, et rejoint l’Histoire ponctuée par les noms des philosophes, écrivains et grandes figures célébrées par le récit national de plusieurs générations d’instituteurs.

    Une mémoire relayée, et solidifiée, par la main des conservateurs de la Bibliothèque qui ont recueilli les papiers, les ont inventoriés, cotés, tamponnés, classés. Des numéros d’inventaire et des tampons qui font pièce au zèle pathétique d’un fonctionnaire qui n’oublie pas de mentionner les « date d’interception » et « destinataires » (pas moins de neuf pour un unique « papillon ») sur une feuille martelée de neuf tampons et visée par six écritures différentes – tant est grande l’importance du papillon, lequel, il est vrai, rapporte un propos subtil qui a dû dérouter ledit fonctionnaire : « Nous foisonnons de gens qui veulent s’entendre avec l’Allemagne et qui ne connaissent pas un mot de l’esprit allemand, de l’histoire allemande, de la manière dont les Allemands conçoivent les choses. (J[acques] Bainville, 25 novembre 1930) ».

    D’une autre forme de mémoire et de réseau

    Des tracts anonymes parsemés de noms qui finissent par éclater au grand jour ; des actes clandestins ; des mouvements et des réseaux qui se forment ou se défont à l’ombre d’un secret protecteur : aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après, ce mouvement d’opacité et de dévoilement, de jeu sur l’invisible et le visible, se prolonge sous d’autres formes.
    La mémoire court-elle le risque d’être insuffisamment solide et inscrite, trop peu encline à être transmise ? Elle se fixe alors dans du matériau dur : les plaques des rues des villes – de plus en plus nombreuses, comme dans une sorte de manie de la commémoration –, ponctuent les lieux des actes héroïques. À peine décédé, Stéphane Hessel, témoin direct et acteur des événements, a eu son nom gravé à un carrefour de Paris : l’émail bleu, vert et blanc a pris le relai des papiers froissés jaunâtres. Les écoles primaires de la capitale mentionnent sur leur façade le souvenir de la présence des enfants déportés parce que juifs. Un tract racontait en détail le parcours du philosophe Georges Politzer, et aujourd’hui ce sont les plaques commémoratives qui évoquent en quelques lignes les grands moments de la vie des héros des années sombres : « À la mémoire de Virginie Olivier / Charlotte dans la clandestinité / infirmière au centre psychiatrique Sainte-Anne Henri Rousselle / arrêtée par la Gestapo / le 30/6/44 / décédée au camp de Ravensbrück / en 1945 / morte pour que vive la france  ».
    D’autres réseaux tissent à présent les liens entre les individus de l’époque, les faits et leur souvenir : le Web a pris le relais des stèles funéraires et de leurs listes de noms de morts pour la France. Ce sont aujourd’hui des bases de données et des datacenters qui mettent en relation les informations sur les sabotages, les grèves et autres manifestations dressées contre l’occupant nazi (voir le site www.memorialgenweb.org). La mémoire se loge dans des disques durs que seuls quelques spécialistes savent localiser  : les disques retournent à l’invisibilité d’une clandestinité, analogue à celle des années de guerre avec leurs presses et ronéos cachées dans les caves ; et les données s’affichent en quelques « clics » sur les écrans de quiconque recherche une information sur le sujet : visibilité absolue, ou presque.
    Les traces laissées par les résistants du quotidien des années 1940-1945 et recueillies par les conservateurs de la Bibliothèque nationale trouvent leur prolongement dans ce livre : reproduits sur du papier solide, maquettés et mis en page, et aussi mis en ligne, pour pouvoir être disséminés et diffusés – c’est bien l’édition moderne qui réalise le vœu du résistant anonyme enjoignant de recopier trois fois un tract pour parvenir à toucher bientôt six millions de personnes.